Non, je ne fais pas grève

Dites, vous l’avez vue, ce soir, la Lune ?

Accent infime et sûr, suspendu dans le soir aigu, au bleu dense et profond que l’hiver seul sécrète avec une telle pureté…

Cette Lune inclinée vers l’orient zénithal, et comme prête à recueillir une Vénus énamourée, ou bien venant de la laisser filer au gré du vent clair de l’éther, comme un bouton d’or envolé soudain dans la brise, par la grâce d’une main entrouverte…

Merci l’azur !

Hmm.
Bon, alors, cette grève ? Eh bien oui, voyons, « la » grève… Celle des enseignants-chercheurs et de tous les personnels des universités.
Je la fais ou je ne la fais pas ?
“Le cours de demain sera-t-il assuré ?”, m’ont demandé hier un certain nombre d’étudiants prêts à risquer de perdre des heures dans les transports fortement perturbés de ce jour pour venir se renseigner sur la manière dont Galilée, Newton et consorts ont su formaliser notre intuition mécaniste du monde physique pour en élucider la forme et la nature, pour voir plus clair dans la complexité apparente du monde et mettre en lumière l’essentiel, le fondement de la réalité physique.

“Le cours de demain sera-t-il assuré ?” La réponse est “oui”, bien sûr !

Quand il s’agit de “sauver le savoir” (cf. banderolle sur l’esplanade de Paris 7), assurer les cours me paraît la première des actions positives.

Je sais, ce n’est pas bien, il faut être solidaire, penser aux conséquences potentiellement désastreuses, villipender cette terrible loi qui donne aux universités une bien trop dangereuse liberté, qui – la nature humaine étant ce qu’elle est – conduira nécessairement à toutes sortes d’abus, de complots, d’injustices, de copinage, de mandarinat.

Surtout, pas de liberté, pas de souplesse, pas d’adaptation, pas de service modulable en fonction des circonstances ! Pas question de toucher au fameux “statut” (à moins que ce ne soit… une statue ?).

D’accord. C’est dangereux. La vie est dangereuse, la liberté est dangereuse, la responsabilité est dangereuse. Mais… et si nous saisissions l’occasion pour grandir un peu, pour prendre en main, en responsabilité, la part de vie qui incombe et, dans le contexte limité de l’université, l’accroissement de la connaissance, son organisation et sa transmission ? Puisque nous sommes conscients des dangers importants, voire redoutables, qu’un mauvais usage de la liberté pourrait faire courir aux activités essentielles que sont l’éducation et l’édification d’une culture ouverte, créative et équilibrée, orientée vers la connaissance dans sa plus grande généralité (connaissance de soi, de “l’autre”, du monde, de la vie, de la pensée…), puisque nous sommes conscients de l’importance des enjeux pour la société et pour les citoyens qui la composent, pourquoi ne pas réfléchir à la manière de nous en prémunir, dans un cadre de liberté accrue qui, s’il apporte des risques, apporte aussi des opportunités formidables ?

Non ! Pas question ! Retrait de la loi, camouflet pour le pouvoir indigne, et retour au statut initial. Point final.

Je conviens que les risques sont grands ! Il faudrait être bien naïf pour ne pas redouter les dérives stupéfiantes que l’on voit rapidement se mettre en place chaque fois qu’une liberté insuffisamment encadrée est rendue accessible aux citoyens que nous sommes… Ceux qui en font l’usage le plus large et plus insistant sont rarement ceux dont les perspectives et les visées sont les plus universelles et les plus désintéressées. Et quand on voit comment fonctionnent certains conseils scientifiques et pédagogiques ou certaines instances au pouvoir assez limité, on se dit en effet, qu’un temps de réflexion et de préparation serait le bienvenu avant d’envisager un avenir plus ouvert…

Mais enfin, la chance nous est donnée : saisissons-là !

N’est-ce pas cela, devenir adulte : sortir de son périmètre encadré, balisé, et s’aventurer dans le monde sans le garde-fou protecteur des interdits et des usages éprouvés, assumer finalement les conditions de son évolution ? Lorsque la cage s’ouvre, il y a les oiseaux qui s’envolent à la découverte du monde, et ceux qui restent derrière les barreaux, satisfaits d’une nourriture chaque jour assurée.

Si la liberté nous effraie, c’est souvent à bon droit, mais je ne saurais pour autant y renoncer. C’est à nous, qui tentons de faire vivre une vieille utopie de la connaissance, une Université rêvée (hélas inexistante, comme beaucoup semblent l’oublier !), de réfléchir à la manière d’encadrer intelligemment la liberté qui nous est offerte. On me dit que c’est impossible, qu’il vaut mieux verrouiller les rouages, de peur qu’ils ne s’emballent. Eh bien tant pis, prenons le risque. N’est-il pas préférable d’échouer dans la responsabilité que de s’enliser dans le statu quo suranné ? Au moins, nous saurons où nous en sommes.

Alors bien sûr, il y a l’argument de repli : “un changement, oui, mais pas celui-là” ! Et pourtant… Le changement qui permet à chaque université de choisir collectivement son propre changement, ce changement-là, très franchement, ne me paraît pas le pire des changements. À moins que nous n’ayons peur de nous-mêmes. Mais, si c’est le cas, ayons l’humilité de l’admettre et cessons d’entretenir l’illusion collective d’une université habitée par l’universalisme et l’idéal de la sagesse. Remettons sur le métier l’ouvrage, et commençons à construire. L’occasion nous en est donnée. Saisons-là !

Alors, non, je ne fais pas grève. À l’adresse de mes collègues : je souhaiterais qu’on puisse réfléchir ensemble à la manière d’éviter les réels écueils qui se profilent en effet en marge de ces lois et décrets nouveaux. Je souhaiterais qu’on prépare avec vigilance les cadres nouveaux qui seront nécessaires à l’exploration raisonnée de notre nouvel espace de liberté, en gardant l’esprit fixé sur la mission que la société nous confie et que nous sommes si heureux d’accepter. Mais cela n’aura pas lieu. Le mot d’ordre ne le permet pas. Pas de discussion, pas de prise en main responsable de notre liberté. Nous aurons tout de même ces nouveaux dispositifs, au bout du compte (sauf recul gouvernemental peu probable), et n’ayant pas préparé nos propres garde-fous, nous aurons aussi leurs effets pervers. Chacun pourra alors clamer qu’il l’avait bien dit. Dommage pour nous tous et pour l’Université…

Quoi qu’il en soit, faire la grève de l’enseignement, non merci ! La possibilité de transmettre des connaissances est une véritable chance. Étudier, évoluer, échanger dans un contexte de connaissance reste le moyen le plus sûr de préserver cette utopie humaine fondamentale qu’a incarné un jour une certaine Université. Aurions-nous si peu d’imagination qu’il nous faille absolument cesser d’enseigner pour faire avancer les conditions d’élaboration et de transmission du savoir ?

Au fait, avons-nous vraiment pris la mesure de l’état du monde, des changements et bouleversements en cours, de l’état de la planète et des conditions de vie de l’immense majorité de ses habitants ? Tenez, comme ça, en passant, je viens de lire ceci… Nous savons tous que ce monde se meurt, et c’est tant mieux ! Un autre monde est possible. Et nous pouvons lui donner vie.

Mais je sais que nous sommes d’accord sur le diagnostique. Sur le remède, dans l’environnement de l’université, il semblerait que non… Mais peut-être est-ce après tout marginal. Hélas !

Tout de même, les grèves de la transmission du savoir, sur Orion, on ne comprend pas trop…
Et puis, quand je vois le ciel ce soir, je me dis que…

Les grèves que le soir chérit sont celles bordant l’azur de l’océan cosmique…

ET

6 thoughts on “Non, je ne fais pas grève”

  1. Habituellement, je suis plutôt dans cette attitude : ayons le courage d’aller de l’avant plutôt que de rester dans le statu quo du genre “on sait ce que l’on a, on ne sait pas ce que l’on aura”.

    Mais cette fois-ci, la chose touche le coeur de mon métier. Alors, égoïstement, je suis solidaire. Facile, pour moi : tout mon enseignement était au premier semestre, je n’ai pas à faire la grève des cours, donc pas de question métaphysique à me poser vis-à-vis de ça.

    Je crains que n’ayant pas une activité recherche très développée – parce que 192h d’enseignement c’est déjà pas mal, je me retrouve rapidement avec une modulation de service de 100%, soit 2x192h… À partir de là, plus aucune liberté de faire machine arrière : en effet, nous serons évalué uniquement sur la partie “noble” de notre activité, la recherche. Avec 384h d’enseignement, adieu celle-ci ! Et ce définitivement.

    Seul moyen de surmonter le problème, faire comme la plupart de mes collègues qui ont une activité de recherche digne de ce nom : bosser le soir, la nuit et/ou le week-end, ne pas prendre de vacances, ou presque pas. Mon métier n’étant pas mon but unique dans la vie, mais ayant d’autres passions par ailleurs, cette alternative ne me convient pas particulièrement…

    Et je ne parle même pas de mon salaire, largement inférieur à celui de mes collègues (de même année de thèse) du CNRS que l’on gratifie d’une reconstitution de carrière digne de ce nom.

    Bref, j’adore mon métier, j’adore enseigner, à la limite, je suis même prêt à enseigner plus, si les heures d’enseignement comptent comme des publis, et que je peux faire machine arrière (ie, enseigner moins). Mais je sais que ça ne sera jamais le cas. L’enseignement, dans ce projet de modification, ça devient la punition. Je trouve ça plutôt grave.

    Mais peut-être ai-je mal compris… Je n’ai pas tout lu en détail, j’avoue, j’ai préféré aller respirer l’air pur des cimes, plutôt… Égoïstement.

    Guillaume

  2. Salut Guillaume,
    merci pour ton commentaire.

    Je suis d’accord avec toi : avec 384h d’enseignement, il n’est essentiellement impossible de faire de la recherche dans le contexte de compétition internationale actuel ! Mais je n’ai vu nulle part, ni dans la loi LRU, ni dans le projet de décret de “modification du statut” des enseignants-chercheurs qu’il serait question d’imposer aux profs 384h de cours. Tout ce que je vois, c’est la possibilité, pour chaque Université, de choisir et de définir elle-même sa politique de modulation et de distribution des enseignements.

    Il est parfaitement possible, pour une Université, d’imposer une limite maximale correspondant aux 192h de cours actuellement statutaires – c’est d’ailleurs ce que propose explicitement une des listes de candidats au Conseil d’Administration de l’Université Paris Diderot…

    Ce qui me gêne avec le mouvement actuel, ce n’est pas la dénonciation des dangers potentiels auxquels ces nouvelles dispositions pourraient nous exposer si nous encadrons mal cette liberté nouvelle. Je comprends ces dangers et partage l’inquiétude générale à leur sujet. Mais j’espérais que nous serions capables, en intellectuels responsables, de mettre ne place des structures qui nous permettraient de tirer bénéfice de cette capacité d’adaptation là où elle peut être utile, tout en nous prémunissant des effets pervers.

    En fait, si nous sommes tous convaincus que la situation présente est la meilleure, rien ne nous empêche d’établir comme règle, à l’échelle de notre Université, que le statut actuel continue de prévaloir. Nous avons même la liberté de ne pas en faire usage.

    Cela dit, je suis conscient qu’un problème de moyens financiers interfère directement avec la capacité des Universités à faire usage de leur liberté de gouvernance. Il est clair qu’une situation dans laquelle l’Université serait responsable du salaire de ses employés et du financement de ses laboratoires mais serait dotée d’un budget insuffisant pour le faire ne serait tout simplement pas viable. Nous savons que ce n’est pas le cas. Si cela devait l’être à l’avenir, une action forte serait bien sûr amplement justifiée. Quoi qu’il en soit, la question du budget ne fait pas partie des revendications présentes. Après tout, il appartient à la société dans son ensemble (via ses représentants élus) de définir ce quelle part du budget national doit être consacré à l’Université…

    Bref, je comprends ton inquiétude, mais il me semble qu’il est tout à fait possible, pour une Université, de fixer elle-même une limite décente au nombre d’heures enseignées par les enseignants-chercheurs. Ainsi, je ne vois pas pourquoi la modulabilité des services serait une catastrophe. Mal encadrée, elle peut conduire à la compétition interne et tous ses effets délétères. Mais bien encadrée, et sous le contrôle d’instances raisonnables que nous avons également toute liberté de mettre en place, c’est une souplesse qui peut s’avérer très bénéfique.

    C’est pourquoi j’estimais souhaitable de réfléchir à la manière de nous organiser nous-mêmes avec sagesse (autant que possible 😉 ), pour tirer bénéfice de l’opportunité qui nous est donnée, plutôt que d’exiger inconditionnellement qu’il soit mis fin à notre pouvoir d’auto-organisation. Un comble, pour des démocrates, non ?

    Et enfin (mince, je suis encore beaucoup trop long, sorry), quoi qu’on puisse souhaiter, faire la grève des enseignements me paraît une solution très peu imaginative, et même directement contraire à ce que nous souhaitons tous : défendre une Université utile à la société et aux individus épris de connaissance qui la composent.

  3. bonjour Etienne,

    je me permets de t’adresser un message ici. il s’agit d’une tribune publique.

    <>

    <>

    La situation que nous avons actuellement dans notre universite n’est-elle pas assez emblematique pour nous insiter a vouloir changer
    le mode de fonctionnement que met en place la LRU et y imposer plus de collegialite ? n’est-ce pas un motif suffisant pour se mettre en greve ?
    quand on parle de liberte, d’autonomie des universites, de quelle liberte, de quelle autonomie parle-t-on ? celle du President ?

    amities, eric

  4. les guillemets dans mon commentaire ont eu un drole d’effet. voici mon message sans les guillemets.

    bonjour Etienne,

    je me permets de t’adresser un message ici. il s’agit d’une tribune publique.

    -quote- Mais j’espérais que nous serions capables, en intellectuels responsables, de mettre ne place des structures qui nous permettraient de tirer bénéfice de cette capacité d’adaptation là où elle peut être utile, tout en nous prémunissant des effets pervers. -quote-

    -quote- 2. Cette situation peut-elle être remise en cause avant la fin du mandat du président ?

    Aucune délibération du nouveau CA ne peut remettre en cause mon élection et ma confirmation dans mes fonctions. Seule une décision des juridictions administratives est susceptible de le
    faire. Une demande d’annulation de la décision du 8 avril 2008 me confirmant dans mes fonctions a été déposée auprès du tribunal administratif le 9 juin 2008. Le tribunal n’a pas fixé à ce jour de date pour la clôture de l’instruction concernant cette demande. Aucune nouvelle demande en ce sens ne peut être déposée, le délai de recours ayant expiré le 9 juin 2008. -quote-

    La situation que nous avons actuellement dans notre universite n’est-elle pas assez emblematique pour nous insiter a vouloir changer
    le mode de fonctionnement que met en place la LRU et y imposer plus de collegialite ? n’est-ce pas un motif suffisant pour se mettre en greve ?
    quand on parle de liberte, d’autonomie des universites, de quelle liberte, de quelle autonomie parle-t-on ? celle du President ?

    amities, eric

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