Blasphème suprême à Samarra

Il n’y aura donc aucune limite, aucun d’interdit d’aucune sorte.

Est-ce cela qu’on appelle le chaos ? Un monde où l’improbable est démenti par l’évidence des faits, où l’impensable est résolu par l’acte même, et où les situations les plus explosives ne cessent de dépasser leur propre paroxysme ?

Le mausolée de Samarra a donc été détruit. Son dôme doré, phare d’une spiritualité perçant la nuit des hommes depuis de nombreux siècles, est à son tour enseveli sous la poussière de l’ignorance. Il est sans doute impossible de se représenter « de l’extérieur » ce que signifie pour un shiite la destruction du sanctuaire de Samarra. Mais quiconque a eu la chance de croiser le sillage d’Henry Corbin et de pénétrer quelque peu son œuvre monumentale — notamment son étude « En Islam iranien » (Gallimard), qui donne au shiisme duodécimain sa pleine perspective mystique, métaphysique et philosophique —, sait que l’acte qui vient d’être commis contre le mausolée des deux derniers imams visibles dépasse de loin, dans l’esprit du croyant chiite, les épisodes tragiques qui se sont déroulés depuis le début de l’offensive américaine en Irak et l’affrontement entre communautés sunnites et shiites dans ce pays.

Il est certes impossible de mettre sur le même plan les atrocités humaines et individuelles (cf. assassinats, bombardements aveugles, massacres de civils, tortures et traitements inhumains…) et les actes de destruction symbolique comme celui-ci… Mais si les horreurs individuelles sont toujours évidemment les plus abominables et les plus intolérables sur le plan humain, on sait que ce sont les destructions symboliques qui acquièrent la plus grande portée à l’échelle des nations ou des peuples, et qui provoquent les réactions les plus considérables sur le plan politique et social (cf. le 11 septembre 2001, l’attaque de Pearl Harbour, et plus généralement le déclenchement de la grande majorité des guerres de l’Histoire).

Cet attentat, à ce moment précis, dans ce contexte géopolitique particulier, avec ses ramifications à toutes les échelles et dans toutes les sociétés, possède une telle portée symbolique et politique qu’il est probablement impossible d’en envisager les conséquences effectives. Il semble presque échapper à son contexte spécifique, à ses acteurs et à son lieu. Les Hommes peuvent-ils encore se prévaloir d’avoir le moindre contrôle sur les situations qu’il déclenchent ou qui les entraînent ?

Cette guerre des images et des symboles, il semble que ce soient les événements eux-mêmes qui se la livrent à présent, indépendamment des Hommes qui les font apparaître !

Quelle ironie, hélas ! D’aucuns s’insurgeaient hier contre l’irresponsabilité et la provocation haineuse que représentait selon eux la publications de quelques dessins sur du papier journal. Invraisemblable, ubuesque ou ridicule m’avait paru cette affaire (cf. les posts des 8, 9 et 10 février). Mais qui aurait pu se douter que l’actualité allait se charger elle-même d’en démontrer l’inconséquence. Ô comme tout cela est loin à présent ! Si la publication d’un dessin dans un journal libre et indépendant du Danemark a pu provoquer les manifestations que l’on sait, causant déjà de nombreuses morts, les incendies de consulats, les emprisonnements, les appels au meurtre, etc., quelle « manifestation d’indignation » peut-on provoquer la destruction d’un lieu Saint parmi les lieux Saints du shiisme ? Il n’y a tout simplement pas de commune mesure. « Provocation ! », « Blasphème ! », avait-on dit devant la représentation graphique du Prophète. Mais alors, quel mot reste-t-il pour qualifier cet attentat de Samarra ?

La disproportion entre ces deux faits pratiquement concomitants donne le vertige… et éclaire peut-être d’un jour nouveau les circonstances de l’envenimement de cette fameuse affaire des caricatures. Une chose est sûre : si le choc des civilisations est inévitable et si la guerre des religions doit éclater, il faudra compter également avec des affrontements au sein de l’islam. Ce n’est une nouveauté ni religieuse, ni politique, ni sociale, mais l’événement de ce matin donne à cette réalité une dimension incalculable…

ET

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