L’intelligence artificielle, avec ou sans matérialisme

Qu’on soit matérialiste ou non, il n’y a pas de moyen convaincant de rejeter la possibilité de l’apparition de machines intelligentes et conscientes. Dans un cas, il s’agira d’une émergence. Dans l’autre, d’une incarnation…

Le vaste et vieux débat concernant la possibilité de créer ou de voir apparaître des machines intelligentes et conscientes a été récemment relancé (à nouveau !) par la publication du dernier livre de Ray Kurzweil, La singularité est proche, un des fervents défenseurs d’une telle idée, qui envisage non seulement l’apparition de machines conscientes, mais aussi l’extension considérable de l’intelligence humaine, associée à des supports non biologiques.

Cela fait maintenant plusieurs années que des déclarations de ce genre se multiplient, appuyées sur des arguments de plus en plus précis et développés, et plusieurs années que différents acteurs des technologies de l’informatique et de l’intelligence artificielle développent, anticipent, s’enthousiasment, alertent ou mettent en garde. Pourtant, contrairement à ce qu’on peut voir se développer autour des questions concernant le génie génétique appliqué à l’homme, ou même simplement l’introduction des OGM (avec des enjeux pourtant moins fondamentaux et de moindre portée, sur les plans aussi bien philosophique que pratique), les comités d’éthique et les différents groupes d’influence dans le domaine social, politique ou dans le domaine de la pensée en général, ne semblent guère se saisir du problème. La raison en est probablement qu’ils ne se sentent pas réellement concernés. Ils le seraient pourtant – nous le serions tous ! – si la chose annoncée, à savoir l’apparition de machines intelligentes et conscientes, était en effet possible, et qui plus est à relativement brève échéance (une trentaine ou une quarantaine d’années, selon certains). Faut-il en déduire que pratiquement personne ne prend la chose au sérieux ? C’est probable. Pourquoi ? Sans doute essentiellement pour des raisons philosophiques. Il n’est pas rare de voir des esprits pénétrants considérer avec amusement les déclarations optimistes des tenants de l’intelligence artificielle (dans sa version forte), considérant que leurs efforts sont vains et que leur conception de la conscience et de l’intelligence humaine est à la fois naïve et limitée. Je partage ce dernier avis, mais pas nécessairement le premier.

Il semble que l’objection majeure à toutes ces anticipations, qu’elle soit exprimée explicitement ou simplement ressentie de manière intuitive (même par ceux qui professent une attitude philosophique opposée), est liée à une conception non matérialiste de la conscience. L’intuition commune est que l’augmentation vertigineuse des capacités de calcul et de la complexité des systèmes informatiques (au sens le plus large) va certes se poursuivre, et même s’intensifier, qu’elle permettra sans aucun doute d’augmenter la puissance technologique, de fabriquer des super ordinateurs effectuant des calculs ou des tâches automatisées actuellement inconcevables, mais que, pour autant, cela ne conduira jamais à la production d’entités conscientes. L’idée sous-jacente est que l’humain possède une dimension supplémentaire et que, pour le dire vite (même s’il faudrait parvenir à définir précisément les mots), les machines n’auront jamais d’âme et ne seront donc jamais conscientes. En d’autres termes, l’intelligence et la conscience relèvent du qualitatif, et non du quantitatif.

La plupart des tenants des thèses fortes sur l’IA (Intelligence Artificielle) soutiennent que ce point de vue est erroné, et que l’intelligence (au sens humain) et la conscience sont des propriétés émergentes, qui se manifestent spontanément dans certaines conditions, au-delà d’un certain niveau de complexité organisée de la façon adéquate. Les thèses apparaissent donc inconciliables, car sous-tendues par des conceptions fondamentales opposées. Pourtant, une analyse plus objective de la situation montre que des hypothèses contradictoires ne conduisent pas nécessairement ici à des conclusions opposées, bien au contraire ! Car contrairement à ce qu’il est commode (ou rassurant ?) de penser, il ne suffit pas d’être non matérialiste pour échapper à l’idée d’une machine consciente. En fait, la question du matérialisme est relativement indépendante de la question soulevée.

Pour un matérialiste pur et dur, non seulement la matière est première, mais il n’existe rien en dehors d’elle. La conscience ne peut donc être autre chose qu’un processus matériel, le corollaire d’un « calcul », c’est-à-dire d’un traitement d’information, apparaissant spontanément à partir d’un certain degré de complexité dans l’organisation de structures matérielles. Dans ce cas, bien sûr, rien n’interdit de penser que l’homme soit capable de produire de telles structures, et il est même tout à fait naturel d’imaginer qu’il y parviendra, à terme, ne serait-ce qu’en copiant les structures et le fonctionnement du cerveau humain (puisque aucun facteur d’une essence différente, aucune réalité cachée n’interviennent dans le processus). L’émergence aura lieu tôt ou tard, lorsque les modes d’interaction adéquats auront été identifiés, et la puissance suffisante mise en œuvre.

Pour un non-matérialiste, un tel raisonnement est une pure absurdité, le simple reflet d’une ignorance colossale en ce qui concerne la véritable nature de l’être humain, ou plus généralement de la conscience. Fort bien. Mais rien ne permet d’en conclure que l’apparition de machines intelligentes et conscientes soit impossible ou illusoire. Car si la conscience, l’esprit, l’âme (suivant la définition que l’on veut donner à ces mots) préexiste à la matière, qu’elle en est distincte, essentielle, ou tout du moins d’un autre ordre, on ne peut cependant manquer de remarquer, par un simple constat de fait, que cette essence/entité/substance/principe (ou ce qui correspondra le mieux à telle représentation philosophique) a, à travers le corps humain (au minimum !), accès au monde matériel. Or, si nous acceptons d’y réfléchir sans a priori, nous réaliserons que si une « âme » parvient à s’attacher à un corps humain matériel, à interagir avec lui ou à en prendre plus ou moins le contrôle, il n’y a pas de raison particulière, a priori, pour qu’il n’en aille pas de même avec une autre structure matérielle présentant des caractéristiques physiques analogues. Dans ce cas, si l’on peut dire, ce n’est pas une machine qui acquiert une âme, mais une âme qui acquiert une machine… 😉

Ainsi, qu’on adopte le point de vue matérialiste ou non matérialiste, rien ne distingue fondamentalement le corps humain physique d’une machine, sinon son degré de complexité ou son organisation particulière (que celle-ci résulte de l’évolution au hasard ou d’un dessein intelligent, d’ailleurs). Quelle objection de principe peut-on alors formuler contre l’apparition de machines intelligentes, sensibles et conscientes ? Dans les deux conceptions philosophiques extrêmes mentionnées ci-dessus, qu’une machine suffisamment complexe et sophistiquée (dans son organisation interne et ses interactions avec l’environnement) développe spontanément (matériellement) ce que nous appelons conscience, ou que la conscience s’en saisisse, trouvant là un support effectivement capable de l’accueillir, la conclusion concernant la possibilité d’une intelligence et d’une conscience à support non humain est la même ! (Dans une conception intermédiaire où, par exemple, la conscience est avant tout un processus, de nature abstraite, indépendant du support matériel ou non qui le met en œuvre, la même conclusion s’ensuit …)

Qu’est-ce donc qui empêche la plupart des penseurs de considérer une telle possibilité comme crédible ? Est-ce le sentiment que nous sommes en réalité très loin d’atteindre le degré de complexité nécessaire à l’émergence ou à « l’incarnation » d’une conscience (car c’est bien de cela qu’il s’agirait dans une perspective non matérialiste) ? Dans ce cas, puisque c’est alors un problème quantitatif, il serait bon de se pencher réellement sur les estimations des tenants du paradigme de l’IA forte, et de réfuter, le cas échéant, leurs conclusions. Mais peut-être oublions-nous tout simplement l’évidence qui veut que notre corps physique, quel que soit notre point de vue sur l’origine de la vie et de la conscience, est effectivement un corps physique, et donc, de fait, une machine (selon les définitions les plus générales de ce concept) ? Si on reste dans une conception non matérialiste, on ne saurait certes accepter qu’une « conscience artificielle » puisse être produite. Mais là n’est pas la question. Dans la perspective ci-dessus, ce ne serait pas la conscience qui serait artificielle, mais son support. Aussi l’apparition d’une machine intelligente et consciente ne signerait-elle nullement, dans ce cas, une compréhension par l’homme du mécanisme de la conscience, encore moins de sa nature, de son statut ontologique. Après tout, nous savons générer des êtres humains à partir de cellules sexuelles, et l’acte de reproduction lui-même est bien un acte humain, artificiel si l’on veut, en tout cas produit par l’homme en connaissance de cause et avec un but identifié : cela n’implique pas qu’on ait percé le mystère de la conscience ! En tout cas, si notre rejet de l’intelligence artificielle se fonde sur le sentiment que nous ne pourrons pas prochainement, voire que nous ne pourrons jamais, « comprendre » la conscience, il nous faut en toute rigueur abandonner non pas les prémisses, mais la conclusion. Les humains font des enfants, et la conscience émerge. Cela n’a jamais nécessité notre compréhension du phénomène, ni l’identification de la nature véritable de la conscience.

Depuis toujours, la question fait fantasmer les uns et paraît totalement saugrenue aux autres. Parmi les premiers, certains pensent aujourd’hui avoir de bonnes raisons d’anticiper l’émergence de machines intelligentes dans quelques décennies. Les autres n’estiment pas devoir y porter le moindre crédit, ni a fortiori s’en alerter. Mais sommes-nous bien certains de nos arguments ? Peut-être n’est-il pas inutile, quelles que soient nos conceptions philosophiques ou métaphysiques, de réfléchir à la question de « l’incarnation »…

1 thought on “L’intelligence artificielle, avec ou sans matérialisme”

  1. Très intéressant article. Je suis tout à fait d’accord avec vous. J’ai développé des idées semblables dans mon livre “L’esprit, L’IA et la Singularité” que l’on peut trouver en ligne ici : http://www.lulu.com/content/1073086
    Je vous encourage à le lire, vous comprendrez comment l’esprit peut venir à la matière, et quelles en sont les conséquences vertigineuses, et pas toujours intuitives.

    Serge Boisse

Comments are closed.